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Anticiper et réagir

ARNAUD CHAPUIS

La nécessité de recréer du lien a unanimement émergé de cette table ronde qui a mis l'accent sur les actions menées sur le terrain afin d'éviter à l'exploitant de se prendre le mur et de pouvoir alerter sur toute détresse psychologique.

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« Il faudrait tenter d'anticiper au maximum, notamment dès que les résultats commencent à se dégrader fortement », avance Thierry Lemaître du CERFrance. L'anticipation est sûrement la clé de voûte, afin de limiter les situations périlleuses. Une telle posture induit la nécessité d'actions construites de la sorte qu'elles permettent d'être plus dans la prévention que dans l'urgence d'une situation qui a dérapé. En dehors, bien sûr, du contexte actuel de première nécessité avec la mauvaise moisson 2016. Or, comment est perçu l'accompagnement en période difficile par les agriculteurs ? Notre sondage ADquation-Agrodistribution souligne une certaine lacune avec près de la moitié des agriculteurs estimant ne pas être bien accompagnés (infographie p. 27). Et un bon 20 % dit même n'être absolument pas bien accompagné, que ce soit pour faire face à des difficultés financières ou relationnelles. L'élan actuel généré par l'émergence de nombreux plans de soutien des organismes stockeurs, pour compenser les très mauvais rendements, ferait-il évoluer la vision de ces agriculteurs ? La distribution agricole pourrait alors remonter quelque peu dans la liste des partenaires les mieux placés (infographie p. 30 et 31). En même temps, les actions annoncées sont le plus souvent concentrées sur le volet financier pour passer le cap de la nouvelle campagne. Or, comme le souligne Pascal Turquier, coordonnateur du dispositif Réagir dans l'Est : « Le coeur de la situation, c'est l'homme, plus que le bilan. »

Accompagner également la détresse morale

Toutefois, la situation actuelle a sûrement un mérite : celui d'amener à se pencher véritablement sur les situations délicates vécues sur le terrain depuis un certain temps déjà, et de relancer la synergie entre les divers organismes pour apporter de vraies solutions en matière de soutien. Des cellules Agridiff vont sans doute être réactivées, le président de la coopérative Noriap en a fait la demande pour sa région. C'est déjà une pierre de posée. Et peut-être qu'un dispositif tel que Réagir est-il à amplifier ? Ce projet a vu le jour en 2010, en Champagne-Ardenne, « pour accompagner tout type de difficulté : sociale, psychologique, humaine... Car le dispositif d'accompagnement des agriculteurs en difficulté ne s'intéressait qu'aux seules difficultés financières », explique Pascal Turquier. Des conventions de partenariat, dont les chambres d'agriculture sont maîtres d'oeuvre, ont été mises en place avec la MSA, le CNJA, le centre de gestion et les coopératives et négoces, avec constitution de groupes de travail se réunissant régulièrement. « Les chambres d'agriculture font office de guichet unique et nous travaillons avec un réseau de veilleurs qui nous alertent. Les travailleurs sociaux de la MSA sont dédiés à l'accompagnement moral, le secours aux familles avec une association de médecins et infirmiers psychologues qui intervient à la moindre alerte. »

Etre à l'écoute

La MSA a en effet tout un dispositif social, pas forcément bien connu et souvent occulté par son rôle d'organisme préleveur de cotisations comme le font remarquer certains participants de la table ronde, dont Christophe Guérin, agriculteur : « La MSA fait peur aux agriculteurs. » Et ce rôle-là, pouvant mener à des contentieux, n'incite pas les agriculteurs à avoir recours à un service comme Agri'écoute mis en place par la MSA en octobre 2014. Plus de 1 000 appels ont été cependant reçus entre janvier et novembre 2015, dont deux-tiers ont fait l'objet d'un échange, le tiers restant ayant raccroché rapidement. Soit un taux d'accessibilité de 63 %, jugé correct par la MSA. Et pourtant, les besoins d'avoir une oreille à l'écoute sont bien réels comme en témoigne Christophe Guérin, également président de l'association de soutien AMR58 créée en janvier 2016 (lire le témoignage, ci-dessous), qui met à disposition avocats et juristes et propose écoute et soutien dans les démarches pour la cinquantaine d'adhérents répartis sur toute la France.

En fait, la réflexion commune qui ressort de cette table ronde est de ne pas rompre le dialogue. Mais aborder ces sujets n'est pas évident comme le soulignent les technico-commerciaux présents. « La règle de base chez nous, c'est l'écoute et l'échange. Nous faisons tout pour régler la situation à l'amiable. Mais ce n'est pas forcément évident de parler avec un agriculteur de ses difficultés notamment financières », avance Pierre Chavallard du négoce Maison François Cholat, dans l'Isère. En effet, l'exploitant ne s'ouvre pas si facilement même à son partenaire privilégié. Selon notre sondage, ils sont à peine la moitié à faire le pas auprès de leur technico-commercial principal alors que, lorsqu'ils l'ont fait, ils ont trouvé une très grande écoute.

Réunir les partenaires chez l'agriculteur ou l'éleveur

« Nous conservons, malgré le contexte, un excellent contact avec les agriculteurs qui sont en difficulté. Nous tenons plus que jamais à garder ce caractère "humain"dans nos échanges quelles que soient les situations », ajoute Pierre Chavallard. Et en aparté de la table ronde, ce technico-commercial, également animateur d'une équipe, reconnaît que « les rencontres d'Agrodistribution nous ont plutôt confortés dans nos choix, à savoir, garder de la proximité avec nos clients, en difficulté ou non, pour ne pas rompre le dialogue. Tout en disant les choses quand cela est nécessaire, car c'est aussi notre rôle de partenaire ». Cette notion de partenariat guide aussi Alain Del Rio, référent adhérents au groupe coopératif Euralis qui a lancé une démarche de contrat de progrès il y a plus de cinq ans qui s'intéresse, entre autres, à travailler à la valeur ajoutée de l'exploitant. Il intègre aussi d'autres approches comme pour les agriculteurs que la banque ne veut plus suivre, « nous leur proposons de travailler en vrai partenariat avec nous en accordant, par exemple, une réduction de moitié des agios sur le financement des appros et en contrepartie, nous leur demandons de prendre une vraie position sur les marchés pour garantir au moins leurs appros ». Et quand une difficulté est repérée, « nous nous déplaçons avec des responsables ayant de l'expertise, nous pouvons faire intervenir le centre de gestion, et même un responsable de la filière de production pour réaliser des bilans économiques et techniques ».

Une approche collégiale que Freddy Bourasseau, technicien aliments chez Bellanné (Deux-Sèvres), formalise en proposant à l'éleveur la tenue, chez lui, d'une table ronde réunissant ses partenaires. « Dès que l'on voit que les factures ne sont pas payées, on déclenche la réunion avec la banque et le centre de gestion pour trouver des solutions. Et nous faisons le bilan un an après. Notre rôle de partenaire est d'agir avec rapidité et efficacité. Ce qui permet de développer l'engagement et la confiance de chacun. Mais parfois malheureuseusement, il n'y a pas d'autres solutions que de cesser l'activité. »

Devenir sentinelle

Travailler donc à l'anticipation et à la prévention est une voie essentielle à emprunter. C'est dans cet état d'esprit que la MSA a mis sur pied des cellules de prévention, qui sont le deuxième axe du plan national prévention du suicide, lancé en 2011 et dont est responsable Véronique Maeght-Lenormand, médecin conseiller technique de la MSA. « Ces cellules pluridisciplinaires regroupent plusieurs métiers : le service social, le service santé au travail, car la santé joue un rôle sur le psychisme et donc sur le travail, les médecins conseil qui font du contrôle médical, mais qui ne sont pas forcément bien vus en raison de leur rôle dans les indemnités journalières attribuées aux agriculteurs. » Ces cellules interviennent à partir de signalements provenant, soit des services de la MSA, soit des sentinelles, qui sont toute personne, en dehors de la MSA, intéressée de tenir ce rôle de veilleur avec une formation à l'appui et un suivi. « Nous avons enregistré plus de 1 000 alertes en 2014 de la part des sentinelles, des élus MSA et de nos services », précise Véronique Maeght-Lenormand. Donc tous les gens du terrain peuvent tenir ce rôle, y compris les coopératives et négoces.

Un rôle qui peut participer à relancer un lien social qui « s'est perdu au fil des années. C'est encore plus vrai en zone céréalière, mais même chez les éleveurs, les échanges avec les voisins se réduisent d'année en année », observe Pierre Chavallard.

Organiser des groupes de parole

En 2016, la MSA a mis sur pied le plan santé et sécurité au travail « pour travailler, entre autres, le risque psychosocial dans le cadre du travail, qui peut amener les gens à des actes ultimes tel le suicide », ajoute la médecin-conseil. Ce plan se traduit, notamment, par l'organisation et l'animation de réunions de deux heures, par zone géographique, entre exploitants pour parler de leur travail. « Ces réunions permettent d'échanger et de se rendre compte que le voisin a les mêmes difficultés et que l'on peut s'entraider. L'idée forte est de recréer du lien social. »

Si les interlocuteurs du terrain, comme la distribution agricole, sont au coeur de ce lien social, la situation n'en est pas moins complexe à gérer comme le souligne Pierre Chavallard : « Nous sommes au carrefour de tout cela avec des relations souvent amicales. Mais, nous manquons de formation pour savoir comment réagir à ces situations. » Un message renforcé par Freddy Bourasseau : « Demain, il va falloir trouver d'autres idées d'accompagnement. Une stagiaire, étonnée de la façon dont il fallait écouter un éleveur en difficulté, m'a dit récemment : « Ton métier, c'est psychologue. »

Dans ces moments là, la notion de confiance est essentielle. Recréer du lien, c'est créer un bon climat de confiance. « Nos agriculteurs ont besoin de cette relation de confiance. Et là, on rejoint la notion de partenariat développée dans nos contrats de progrès, ajoute Alain del Rio. Et, ce qui est important, c'est de se dire les choses franchement pour ne pas laisser des situations s'enliser. »

ARNAUD CHAPUIS

ARNAUD CHAPUIS

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Soutenir les agriculteurs en difficulté

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